La compassion selon Rousseau
D’après :
• Paul AUDI, L’empire de la compassion, Editions Les Belles Lettres, 2011.
• Paul AUDI, Rousseau : une philosophie de l’âme, Verdier éditions, 2008.
Abréviations :
• DOI : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
• E : l’Emile
• R : Rêveries
• RJ : Rousseau juge de Jean–Jacques
Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau ne met pas seulement en lumière l’amour de soi comme fondement de l’être en général, il se consacre à dégager un second principe dans la nature de la subjectivité, qui se trouve comme
le premier « antérieur à la raison ». Cette « émanation » de l’amour de soi, il la nomme pitié ou compassion. Pourquoi une place aussi éminente après avoir défini la subjectivité absolue de l’âme par le sentiment de l’existence et ce sentiment lui–même par l’amour de soi qui se distingue totalement de l’amour propre en ce qu’il caractérise l’auto–affection de la vie, la jouissance de soi et le bonheur d’exister ? (les Rêveries ) L’amour de soi, ce pur attachement à soi sans écart, recul ni distance, l’être du moi en dépend si fort qu’en cette affection qui l’érige en son individualité la plus incomparable, le moi n’a affaire qu’à lui–même. Si l’amour de soi ne donnait pas lieu simultanément et à partir de ce qu’il permet d’éprouver, à une expérience originelle d’autrui, la véritable manifestation de l’existence d’autrui demeurerait pour le moi qui possède toujours déjà un sentiment de soi, un profond mystère ôtant tout fondement réel à la moralité. Or Rousseau a écrit dans un texte central de l’Emile qui pose le statut de la subjectivité humaine, que « l’homme naturel est tout pour lui : il est une unité numérique, l’entier absolu qui n’a de rapport qu’à lui–même et à son semblable ». Comment nous représenter une communauté immédiate et naturelle – si l’on admet que l’état de réflexion est un état contre nature ( DOI ) ? Rousseau s’est employé à poser une doctrine du Mitsein, de l’être–avec, de l’intersubjectivité pouvant donner lieu, en tant que Mitleid ou compassion, à une éthique fondamentale. Dans la mesure où l’essence de toute expérience originelle se fonde dans la nature au sens du « sentiment intérieur », l’expérience d’autrui – en tant que révélation immédiate du moi vivant d’autrui – puise son être dans l’affectivité fondamentale de celui–ci. A partir de ce pathos fondamental qu’est le sentiment de soi, on comprend avec Rousseau, la manière d’entrer originellement en communication avec autrui
et la façon de nous lier à lui. Les comportements moraux comme toute relation intersubjective, s’enracinent dans ce non–rapport absolu qu’est l’amour de soi. Il fonde la manifestation primitive de la nature essentielle d’autrui sur l’affectivité constitutive de la subjectivité absolue
et soutient en même temps que cette manifestation va de pair avec l’édification immanente du Soi, cet « entier absolu qui est tout pour lui–même ». C’est à la compréhension de cette fondation qu’invitent les textes sur la pitié, le DOI, l’Essai sur l’origine des langues et l’Emile.
On lit dans le second Discours, que « la pitié est une vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion et si naturelle que même les bêtes en donnent quelquefois des signes sensibles ». Comprise par Rousseau comme
faculté de co–sentir, il la voit aussi à l’œuvre chez l’animal (avec nos yeux, il évoque la faculté d’empathie présente chez l’animal, pas chez la tortue). Si le second principe est celui de l’âme humaine c’est non seulement qu’elle est douée d’imagination et d’entendement, mais seule capable de « vertu » (c’est–à–dire capable de renforcer par ses propres moyens sa force et sa vigueur). Ce qui caractérise la pitié, son universalité et sa naturalité – une émanation de l’amour de soi propre à la vie – cette vertu universelle qu’est la pitié participe de la constitution interne de la subjectivité, elle est une modalité de son essence : il s’agit de son être « fort », de l’excellence de la force d’âme, celle–ci étant entendue comme l’être en puissance de soi de l’individu vivant. Ce qui réside au fondement de la pitié n’est rien d’autre que la révélation originelle de la souffrance partagée de l’être : pâtir– avec qui ne se manifeste pas au gré d’une comparaison, bien plutôt antérieure à une mise en relation réfléchie du moi et de l’autre, puisque sa manière de se manifester ignore l’intentionnalité de la pensée comme donation de sens et processus d’objectivation. Le rapport compassionnel à l’autre se produit avant que le
moi n’ait une perception de son alter ego (DOI). La pitié ne révèle pas autre chose que le même dans l’Autre, ou l’Autre sur le fond de cette essentielle similitude qu’est la nature comme vie. Dans l’Emile par contre, Rousseau indique que la pitié est une affection qui repose sur des connaissances acquises. Il oscille entre 2 conceptions. A la source de ce sentiment, à l’origine de toute compassion, il y a la sensibilité « surabondante » de l’être (E), cad l’affectivité de la vie qui surgit sous la forme d’un sentiment intérieur de volupté, « jouissance absolue dont
on ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus ». (R) « Il – le compatissant se sent dans un état de force qui nous étend au–delà de nous et nous fait porter ailleurs l’activité superflue à notre bien–être ». Loin d’être un sentiment égoïste, la pitié qui repose sur l’accroissement de soi que porte en elle la jouissance propre à l’amour de soi, étend cette sensibilité hors de soi et « sur les autres ». Ce qui signifie qu’il n’y a que les êtres heureux et compatissants qui sont authentiquement compatissants. Les malheureux envahis par leur
propre souffrance, n’excèdent jamais les bornes de leur affection. Ils se trouvent conduits à tout sacrifier à l’amour propre, antilogique du cœur « selon laquelle le Soi (le propre de l’amour–propre) n’est aimé que pour autant qu’il se trouve sujet à une représentation et devient un
simple objet d’amour – de préférence – le propre étant alors identifié relativement aux autres en fonction de la place qu’ils occupent non pas dans l’état de nature, mais de société (E).
L’estime de soi est ce que l’éthique de Rousseau se donne pour tâche de revivifier, de cultiver voire de fonder en raison. Dans l’Emile, plus l’accroissement de joie qui résulte d’être à l’abri de la douleur, me déborde de toute part par son intensité, plus je me sens entraîné, en portant secours, à étendre sur autrui le bonheur d’exister qui est le mien. En dépit de son caractère apparemment égoïste, grâce à la joie qui résulte de la comparaison de mon sort avec mes semblables j’exprime ma bienveillance à l’égard de ceux qui souffrent.
1ère loi de la nature : la pitié repose sur cette expansion subjective dans ses modalités les plus concrètes. Il s’agit du « pur mouvement de l’auto affection ». Les dispositions morales se fondent pour Rousseau dans l’affectivité du vivre et non dans la sphère transcendante des règles du devoir. De même que les vertus sociales découlent de la pitié, toute sollicitude morale et la bienveillance sociale procèdent de l’amour de soi. Seule une éthique de la réjouissance et de la force d’âme soutient sa morale de la compassion. Être juste et bon envers les autres suppose comme sa condition la plus indispensable de possibilité d’être bon à l’égard de soi–même. C’est alors que le moi peut être pleinement avec autrui. Ce cœur absolu est expansif, lui donne d’être lui–même à l’unique condition que l’âme s’accorde avec le principe
même de son mouvement, l’amour de soi (le contraire générant l’amour–propre, le désespoir ou la haine de soi). L’expansion ne relève pas de la transcendance, c’est l’expérience au cœur de la sphère d’expérience de la subjectivité, du Tout de la vie. C’est le nom que Rousseau donne à l’excédence de la subjectivité, toutes les déterminations de la subjectivité excèdent le moi qui les éprouve. Dans les Confessions, « ce précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour ainsi dire tout notre être par toutes nos sensations (accroît les pouvoirs de sa sensibilité) et embellit à nos yeux la nature entière du charme de notre existence ».
L’âme expansive se déprend du monde et subit une perte radicale d’identité, « les objets particuliers lui échappent », le monde est imperceptible, tout est nature, spectacle plein de vie, d’intérêt et de charme (R). Cette identification au Tout de la vie n’est pas volontaire et dépend d’un « se sentir soi–même », indice d’une archi–passivité du moi à l’égard de soi. Plénitude du vivre où l’âme réalise ses possibilités de vie.
2ème loi de la nature : celui qui est présent à l’Autre est en fait présent au Soi de l’Autre. Dans la bonté, la générosité et la pitié, le moi apparaît non comme alter ego mais comme moi irréductible et vivant. L’objet de la pitié ne résulte pas d’un moi transcendant ni dans le motif qui cause la souffrance de l’autre. Elle résulte de ce que l’affectivité qui constitue le Soi d’autrui est similaire à celle qui se trouve au principe de ma propre vie, de mon sentiment d’exister. La pitié est la passion commune du Soi pour le Soi de l’Autre, en quoi la compassion ne peut être distinguée de l’amour de soi. Ce dernier offre son lieu de naissance à la compassion, lieu de cette profusion de forces et d’affects qui donne au moi vivant de désirer et d’agir. Le compatissant se transporte non au–dehors de lui–même mais dans ce Fond affectif de la vie où chacun puise la substance invisible de son ipséité* et la certitude indestructible de son essence. Ce commun à lui et à moi est ce pur mouvement de la nature, la vie qui se donne immédiatement à soi par le truchement de l’amour de soi. Si je me laisse émouvoir par la pitié, c’est que l’expérience que je fais de la souffrance éprouvée par autrui est aussi la mienne. Non que nous souffrions tous deux de la même chose mais son souffrir à lui et mon souffrir sont de même nature. Ils procèdent tous deux de l’amour de soi qui nous édifie l’un l’autre en notre individualité foncière et nous rend semblable l’un à l’autre et sur le fondement d’une telle similitude, solidaire l’un de l’autre. Avant de prendre conscience de moi et d’autrui, il faut – selon une nécessité transcendantale – une identification préalable et irréductible non à mon alter ego mais à la subjectivité absolue de celui–ci, c’est–à–dire cet amour de soi que nous éprouvons comme le fond de la vie, ce pathos de la vie s’affectant de soi, s’aimant inlassablement elle–même. Ce processus de l’identification imperceptible et impensable, Rousseau le résume en indiquant que la pitié est un se sentir soi–même dans ses semblables.
3ème loi de la nature : « Notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. Enfin telle est la constitution de l’homme en cette vie qu’on n’y parvient jamais à bien jouir de soi sans le concours d’autrui » (RJ). La douce existence se réfère à cette surabondance, cette expansion intérieure en disant que le Soi n’est pas pour le moi un ajout ou supplément mais un plus de soi–même. Il désigne l’excédence irréductible de son affectivité et c’est sur cette excédence qu’un phénomène comme celui du nous, de la
communauté devient possible. La compassion est bien plus qu’une vertu fût–elle naturelle, c’est le nom de l’intersubjectivité, la condition de possibilité de l’invisible communauté de ceux qui sont en vie. Cette société des cœurs s’enracine dans la vie en ce sens qu’elle tire son
existence non de ce qui relève d’une identité quelconque (aspect, sexe, âge…), d’une identification extérieure et préalable, mais de tout ce par quoi on est soi et le même que tout autre. Ce jouir de soi n’est pas l’apanage d’un moi ayant la signification transcendante d’une unité psychophysique mais relève de la nature primitive, de la vie égologique de cet homme primordial se caractérisant par une infrangible bonté naturelle au sens de la suffisance absolue et de l’immanence radicale de son propre amour de soi.
Les 3 conditions de la vie : expansivité, ipséité et le caractère communautaire, et les 3 lois de l’existence : surabondance de vie, celui qui est présent à l’autre l’est en vérité au Soi, c’est–à–dire à ce qu’il est aussi lui–même, notre plus douce existence est relative et collective et notre
vrai moi n’est pas tout entier en nous, fondent a priori la morale rousseauiste : l’invisible communauté de ceux qui sont en vie, est inter monadique, absolument première, affirmant sa primauté absolue sur le plan de la morale.